Théâtre - Hélène et Ménélas, une éperdue quête d’amour aux Amandiers

Avec Nos âmes se reconnaîtront-elles ?, Simon Abkarian, auteur, metteur en scène et comédien, achève son triptyque à la suite de Ménélas Rebétiko Rapsodie (2012) et d’Hélène après la chute (2023). À l’aune d’Éros et de Thanatos, la Guerre de Troie est une nouvelle fois réécrite, avec les retrouvailles du roi trompé, Ménélas, et de la belle Hélène enlevée par Pâris.

Malgré l’obscurité, le plateau brille comme un miroir, avec au centre, une estrade rouge vif, seul décor, cœur battant et cœur saignant de la pièce. S’élève la voix chaude et vibrante de la chanteuse Eylul Nazlier, accompagnée du musicien Rusan Filiztek dont les notes nous transportent aux confins de la Mésopotamie et de l’Anatolie. Joué par Simon Abkarian, Ménélas, roi de Sparte, apparaît, théâtral, tout de noir vêtu, et dresse dans une longue première tirade l’état des lieux de la cité de Troie réduite en cendres, les Grecs – si civilisés - occupés à massacrer avec la plus grande atrocité toute la population. Mais ce qui le préoccupe, ce que redoute le plus ce roi guerrier, ce sont les retrouvailles avec sa reine Hélène : va-t-il pouvoir la regarder ? Il craint autant qu’il désire cette confrontation. Elle s’est enfuie quelques années plus tôt avec Pâris, fils de Priam roi de Troie. D’après le récit mythologique rapporté par Homère dans L’Iliade et L’Odyssée, c’est l’enlèvement d’Hélène qui aurait déclenché la Guerre de Troie, Ménélas et son frère Agamemnon ayant levé la coalition achéenne des rois grecs pour assiéger Troie et laver l’affront. 

Dans les rets d’Aphrodite et Arès

Poétique, puissante et lyrique, la langue de Simon Abkarian fouille les ressorts de ce couple défait, ses élans et ses désarrois. Il revisite le mythe en faisant d’Hélène – magnifiquement interprétée par Marie-Sophie Ferdane - une femme libre parlant du fardeau de sa beauté face à l’avidité des hommes, des conditions de son mariage, de son “rapt” utilisé comme prétexte pour déclencher une guerre qui aurait eu lieu de toute façon, de son amour pour Ménélas, de sa passion pour Pâris. Elle apparaît d’abord vêtue de noir, endeuillée, puis de blanc brillant comme une lumière dans la nuit qu’elle traverse. Dans les rets d’Aphrodite et d’Arès, les deux protagonistes se succèdent d’abord sans se croiser dans un lente chorégraphie préparant leur rencontre, l’apogée du récit. « Ainsi deux âmes meurtries convergent l’une vers l’autre, dans les ténèbres…, écrit Simon Abkarian dans sa note d’intention. Comme si cette guerre avait été conçue pour cette seule fin : la lumière. »

L’émancipation d’Hélène

Avec les chants sur scène, les jeux de lumières tour à tour sombres et éclatants, le jeu spectral de ces deux protagonistes pris dans les nœuds de l’Histoire et de leurs tourments, on ressent l’empreinte du théâtre de Mnouchkine – avec qui Simon Abkarian a travaillé huit ans -, le goût de l’épopée et de l’exploration de la complexité humaine. Après Le Dernier jour du jeûne, joué aux Amandiers en 2013, déjà sur le thème de l’émancipation des femmes sur fond de guerre et d’exil, Électre des bas-fonds, réécriture rock et féministe de la tragédie antique des Atrides créée au Théâtre du Soleil et récompensée par trois Molières, Nos âmes se reconnaîtront-elles ? nous réembarque dans ce théâtre choral, antique et contemporain, qui relie avec une grande beauté amour, souffrance et liberté, ténèbres, pardon et rédemption.

Laurence De Schuytter