Un nouveau regard sur les métiers d'art
Au JAD, gardiens de la tradition, semeur d'innovation
À Sèvres, le Jardin des métiers d'Art et du Design, créé par le Département, s'affirme comme un conservatoire des savoir-faire d'exception, donnant lieu, un an et demi après son ouverture, à de premières floraisons hybrides. Huit de ses quinze résidents, designers ou artisans d'art, nous ouvrent leurs portes.
Gravure de lumière
Héliograveuse et imprimeur en taille douce, Marie Levoyet maîtrise un procédé photomécanique mis au point au XIXe siècle pour immortaliser à jamais les photographies à iodure d’argent. Ouvrant ses portes aux photographes, peintres, plasticiens ou designers, l’artisan chérit ces « moments d’atelier » qu’elle partage avec des artistes de la scène contemporaine. Sa technique réclame la rigueur du chimiste et oppose aux salissures de l’encre les reflets mordorés de ses plaques de cuivre gravées. Pour se faire « caractère d’imprimerie », le métal est couvert de gélatine photosensible, puis soumis aux ablutions acescentes avant de subir le rouleau de sa presse mécanique. Tout en honorant ses commandes, Marie Levoyet perfectionne son procédé d’impression couleur et poursuit ses projets personnels aux évocations insulaires et méditerranéennes. Associé aux artistes du JAD, son travail multiplie les supports d’impression et de stimulation des sens.
Sculpture d'argile
Comédienne, Anne Agbadou-Masson est aussi céramiste. En 2015, une rencontre improbable avec l’argile se transforme en coup de foudre pour cette matière. La terre noire, qu’elle rehausse de touches d’émail, est devenue son support d’expression, un langage propre façonné à l’« instinct ». Comme inconsciemment, cette Franco-Ivoirienne puise dans les esthétiques subsahariennes et voue une curiosité scientifique pour la « mémoire génétique ». Donnant un élan contemporain à des techniques ancestrales, elle sculpte ses Objets Migrants aux influences métissées, qui s’adornent tantôt de perles ou de boucles d’oreille, tantôt d’anses stylisées ou de troublantes chaînes.
Hybridation textile
Après un diplôme de design, Luce Couillet s’initie aux méthodes de tissage. Délaissant le « travail appliqué » et ses débouchés industriels, elle se fait artisan d’art et plasticienne, donnant naissance à des « entre-deux » exotiques en matières naturelles comme synthétiques. Ses compositions hybrides, fruits d’une approche « intuitive » de son savoir-faire, évoquent çà et là l’art optique et les machinations cinétiques de Vasarely. Assemblées à la main, sur métier à tisser, marqueteries et passementeries sont éditées en séries très limitées. Comme des « silhouettes tendues dans l’espace », ses entrelacements de fils de coton, de laine et de lin viennent enchâsser des éléments laissés bruts ou ouvragés : épis de blé, crin de cheval, tiges de bois, inox poli miroir…
Design minimal
Se jouant des carcans, Martin Blanchard se conçoit comme un « designer de terrain », un contemplatif des beautés naturelles et un décortiqueur des ingéniosités humaines. Fort d’un bagage en histoire de l’art et d’un passé de scénographe, il épouse une approche minimaliste du design et dépoussière des techniques préindustrielles économes en matériaux. Ses pistes de recherche se teintent de préoccupations environnementales, rejettent la spirale de la mode et écartent les dérivés du pétrole pour leur substituer les atouts du bois, de l’argile et de la fibre de lin. Dans un esprit d’échantillon, il édite des prototypes et nourrit un jeu d’échanges avec les artisans qu’il charge de leur duplication. Tabouret, table et tapis viennent dessiner les contours d’un futur alternatif et d’une « microarchitecture » faisant coïncider fonctionnalité et message de société.
Correspondances
Le potentiel de création de l’olfaction, « seul de nos sens relié directement au centre des émotions », est selon elle encore inexploité. « Nez » diplômé, Carole Calvez ne compose pas de parfums mais s’est lancée dans une entreprise autrement plus audacieuse : matérialiser l’intangible par le jeu des correspondances. Une quête qui la conduit aussi bien à reconstituer le baume d’une momie égyptienne qu’à consigner le patrimoine olfactif des vins de Champagne ou à « mettre en espace et en scène » les odeurs pour des musées ou des événements, de la colle du bateau à l’odeur de latrine en passant par la rose ou le beurre fondu. Se singularisant au JAD par son « matériau invisible », qu’emprisonnent pas moins de cinq mille flacons, elle peut pousser plus avant sa réflexion sur les procédés de diffusion et de réception des odeurs et s’aventurer dans les champs nouveaux du design d’objets et de la décoration, inventant avec inspiration son métier : « designer olfactive ».
Renouer les fils
Refusant de choisir son camp, le motif ou le textile, Marion Gouez, émerveillée par les broderies et les plumes, les fleurs et les oiseaux, les chamarrures et le relief, a intégré le travail de la matière à sa pratique du design textile. Après s’être appropriée la teinture, le tissage, la broderie et la tapisserie de basse lisse, « jamais rassasiée », elle suit des cours de plumasserie. Une connaissance du tissu dans ses moindres fibres qui lui permet de « parler la même langue que les artisans » et de multiplier les hybridations. Parmi les tours de force textiles initiés au JAD figure un jacquard réalisé avec la complicité du designer et ébéniste Cédric Breisacher. À partir d’un herbier de feuilles, de mousses et de morceaux de bois, c’est l’automne même qui se trouve capté puis décliné en motif en enfin introduit dans ce riche tissu destiné à habiller une collection de mobilier en bois massif.
En mouvement
Baptiste Meyniel, designer et plasticien, a mis le mouvement au centre de son travail. Le geste alimente chez lui une réflexion sur les liens entre ce qui se passe sur le papier, la matière et l’usage. Ses outils réalisés à partir de matériaux semi-finis – poutrelles IPN, profils extrudés, briques - font affleurer des formes en volume ouvrant la voie à leur propre matérialisation : les stries appellent la tôle, les jeux de transparence le verre... En retour, une part de dessin revient au matériau lui-même. Cette économie de moyens ouvre paradoxalement le champ des possibles et donne des objets qui « mettent en mouvement celui qui les regarde ». Des « discussions » successives avec des artisans maîtres de leur savoir-faire lui permettent de se « déplacer au sein de [s]a propre démarche ». Après des projets avec un imprimeur sur étoffes et des souffleurs de verre, au JAD il fait équipe avec une héliograveuse et laisse le soin au verre, placé sous une insoleuse, de révéler les motifs qui orneront de futurs luminaires.
À l'équilibre
L’histoire de Sofia Haccoun-Zakabloukowa avec la sellerie puise ses racines dans sa passion du cheval. La fondatrice de l’atelier Shazak perpétue les traditions du sellier-harnacheur autour de la traction animale ; en sa qualité de sellier-garnisseur elle fabrique aussi toutes les pièces appelées par les transports modernes. L’artisan d’art se situe quelque part entre le cuir et le simili, la selle de cheval et le siège d’avion, l’emporte-pièce et la machine à coudre. À l’équilibre entre mémoire et expérimentation, elle tire parti de la découpe laser sans rien perdre de son assise manuelle - ce qui demeure quand l’électricité est coupée. « Interprète » au service d’autres créateurs et exploratrice des marges, elle s’aventure, seule ou accompagnée, sur le terrain de « l’inutile », moulant le cuir en sculptures décoratives, le tressant en lanières comme de l’osier ou le mariant avec la plume en une marqueterie animale.
Pauline Vinatier et Nicolas Gomont pour HDS.mag