Rencontre avec Florence Naugrette, prix Chateaubriand 2023
« Juliette Drouet a été pour Victor Hugo une boussole »
Florence Naugrette s’est vu décerner le prix Chateaubriand 2023 pour Juliette Drouet, compagne du siècle, récit d’une existence hors du commun, d’une histoire d’amour passionnée avec un génie et d’un siècle mouvementé.
HDS Que dire de la trajectoire de Juliette Drouet ?
FN Son parcours, commencé dans l’indigence, est extrêmement romanesque. Née Julienne Gauvain en 1806, très tôt orpheline, elle passe une partie de sa jeunesse dans un couvent à Paris. À sa sortie elle se prostitue puis devient courtisane ; elle est l’une des inspirations de Cosette et de Fantine dans Les Misérables. Elle acquiert ensuite le métier un peu plus digne d’actrice. Devenue une femme très en vue, en 1833 elle rencontre Hugo. Elle en sera la maîtresse entretenue, vivant dans l’ombre de son foyer pour arriver dans la lumière sur la fin de sa vie. Sur son registre de condoléances en 1883 figurent des ministres, de futurs présidents de la République, des administrateurs de la Comédie-Française, Rodin, Mallarmé, Alfred Nobel…
HDS Ses 22 000 lettres à Hugo ont été pour votre recherche une source précieuse ?
FN Ces lettres, dont le geste d’écriture est celui du journal, puisqu’elle s’astreint à lui en écrire une par jour, révèlent sa finesse d’écriture et ses qualités spirituelles. À partir de cette correspondance, j’ai tenté de faire œuvre de biographe, racontant une vie et l’aventure d’un couple, mais également œuvre d’historienne. Ces lettres nous font en effet entrer dans la matérialité du siècle de façon extraordinaire ! On apprend ce qu’ils mangent, où ils sortent, quelles sont leurs mœurs sexuelles et comment ils se soignent. Elles racontent l’époque et ses troubles politiques, en 1848 par exemple, on suit la révolution au jour le jour et la peur qu’en éprouve Juliette.
HDS Que peut nous inspirer cette « relation à dormir debout » ? »
FN Ce couple, parce qu’il était « un petit ménage », un deuxième foyer, était le talon d’Achille d’Hugo. C’est une relation de près d’un demi-siècle, jamais officialisée, à laquelle Juliette a sacrifié sa carrière. Hugo est jaloux et continue à l’être dans ses vieux jours alors qu’il la trompe. C’est en le suivant en exil en 1851 puis quand ils reviennent à Paris après la chute du Second Empire qu’elle l’a davantage pour elle seule. Ce déséquilibre entre eux peut interroger : ce qu’on appelait « protection » vis-à-vis d’elle, on l’appellerait désormais « emprise » et ce qu’elle appelait « dévouement » serait de la « dépendance ». Nous nommons les choses différemment car nous les jugeons différemment. Ma démarche n’est pas de juger ce couple. Ce que tous les deux pensent de ce qu’ils doivent faire, ont envie de faire et peuvent faire m’intéresse davantage... Leurs doutes nous renvoient à notre propre capacité à faire des choix.
HDS Juliette Drouet a été de tous les combats de Hugo, intimes et politiques…
FN Ils ont tous les deux perdu leur fille au même âge, à trois ans d’intervalle, ce qui les a soudés. Elle a par ailleurs sauvé Hugo en en le cachant alors qu’il était poursuivi après le coup d’État du 2 décembre 1851, mais elle n’avait pas vraiment de pensée politique et se contentait de suivre. En revanche elle l’a rendu sensible aux questions sociales : à coup sûr, à la question de la prostitution ; la faute morale reposait alors sur les femmes ; mais aussi à la question de l’éducation des femmes et - à celle de la misère et de l’exploitation des enfants. Ce qui est important aussi, c’est sa franchise envers lui : Hugo était entouré de beaucoup de flatteurs et avait besoin de ce discours de vérité. Elle a été pour lui une boussole.
HDS Quel regard porte-t-elle sur l’œuvre ?
FN Le fait de copier ses manuscrits était sa justification sociale auprès de lui. Dès qu’elle a lu quelque chose, elle le commente. Si c’est un poème dont elle est la muse, elle devient jalouse du personnage qu’elle a inspiré ! Si c’est un roman, elle en suit le suspens de façon haletante. Dans Les Misérables, elle réclame la punition des méchants et le bonheur des bons, sachant d’avance que ce n’est pas cela qui va se passer ! C’est une bonne analyste, mais naïve. Elle est la lectrice idéale de Hugo qui devait se réjouir de voir quel effet faisait son œuvre sur le public.
Propos recueillis par Pauline Vinatier pour HDS.mag n°92 janvier-février
Une conférence le 27 février à l’Institut de FranceFlorence Naugrette, professeur de littérature française à Sorbonne Université, est spécialiste du romantisme et de l’histoire du théâtre. Elle a créé l’édition en ligne du « journal épistolaire » de Juliette Drouet. Son prix lui sera remis le 27 février à 18 heures à l’Institut de France, à Paris, cérémonie à la suite de laquelle elle donnera une conférence. Créé par le Département en 1987, ce prix récompense un ouvrage de recherche historique ou d’histoire littéraire qui doit porter sur une période allant du siècle des Lumières jusqu’au milieu du XIXe siècle ou aborder des thèmes communs avec l’œuvre de Chateaubriand. |
Le jury du prix Chateaubriand a distingué mercredi 29 novembre Florence Naugrette pour la biographie « Juliette Drouet. Compagne du siècle » , dédiée à celle qui s’est consacrée corps et âme pendant un demi-siècle au plus célèbre écrivain de son temps : Victor Hugo
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