DEMOS : ART ET JEUNESSE JOUENT DE CONCERT
En copilotage avec la Cité de la Musique, le Département offre à des enfants éloignés de la culture classique un parcours artistique mêlant danse, musique et chant.
À même le sol, réduits au silence, violons, violoncelles et contrebasses sont mis aux arrêts le temps de l’échauffement. D’abord, il faut se faire l’oreille à coups de génuflexions et de clappements de mains, devant coïncider avec chaque mesure en leur début et fin. Toujours en musique mais cette fois assis, on enchaîne l’« éventail », le « chipotage », l’« unisson » et le « reverse », soient autant de gestes chorégraphiques exécutés en canon, et qui exigent rigueur et concentration. « Cette danse prodigue plusieurs bienfaits, dit Guillermina Isturiz, professeure de danse et contrebassiste. Cela permet de travailler aussi bien la mémoire du corps que l’expression scénique, le cycle des phrases chorégraphiques que la dissociation des bras, des mains ou des cuisses... » Dispatchés en quatre « voix » - entendez, des groupes - les enfants tentent de synchroniser leur gestuelle, évoquant tantôt le Discobole, tantôt Le Penseur de Rodin ou, dans un tout autre univers, un suricate aux aguets.
Au mur, une chronophotographie comble opportunément les trous de mémoire et aide à tenir le rythme du métronome qui oscille, imperturbable. « Le « Nodding » (nom donné à la suite de mouvements, Ndlr) n’est pas facile, je me mélange les pinceaux... », dit Arige, 10 ans. D’abord saccadés, les enchaînements se font plus instantanés, fluides, affirmés. « Je progresse, même si je confonds encore ma gauche et ma droite », s’amuse Awa, 9 ans. La pièce en question, Rosas danst Rosas, a été créée en 1983 par Anne Teresa De Keersmaeker, sur une musique « maximaliste » de Thierry De Mey et Peter Vermeersch. Si ces noms ne parleront pas à grand monde, l’œuvre jouit d’un certain succès en milieu scolaire et, virale même, inonderait dans diverses versions les réseaux sociaux. Avec Kalinifta, un chant traditionnel grécophone, elle compose le répertoire de la 2e année du cycle de Démos, centré sur une œuvre de Serge Prokofiev jouée en orchestre. « Ce sont les objectifs pédagogiques qui ont motivé ces choix musicaux, explique Julien Leroy, le chef d’orchestre à la baguette. En accord avec les principes fondateurs de Démos, il s’est agi d’offrir différentes portes d’accès à l’instrument, avec un minimum de solfège et une approche corporelle, grâce au chant et à la danse. » Encadré par des professionnels de la musique et du champ social, ce projet de démocratisation de la pratique musicale est copiloté par le Département et la Cité de la Musique (Philharmonie de Paris), en étroite coordination avec sept centres socio-culturels du territoire.
Apprentissage gratuit
C’est là, suivant un parcours de trois ans (2022-2025), qu’étudie une « cohorte » de 90 musiciens âgés de 7 à 12 ans et issus des quartiers prioritaires de la ville (QPV). « Au départ, leurs familles ne se sentaient pas toutes légitimes pour franchir la porte d’un conservatoire, explique Guillermina Isturiz. Par son élitisme,la musique classique fait encore un peu peur, et certains se disent : ce n’est ni pour moi, ni pour mes enfants... » Grâce à Démos cependant, ces jeunes Alto-Séquanais peuvent faire leurs armes sur un instrument de musique savante, et ce, gratuitement. Les ateliers hebdomadaires sont jalonnés de tutti (répétitions en orchestre) et parachevés par un concert de fin d’année dans l’écrin de l’Auditorium Patrick-Devedjian, à La Seine Musicale à Boulogne. « Au Département, nous défendons la possibilité pour tous d’accéder à une culture d’excellence, a rappelé Sandrine Bourg, conseillère départementale, en introduction de la restitution finale lors de la Journée des enseignements artistiques le 1er juin 2024. Faire partie d’un orchestre, ce sont aussi des valeurs, importantes pour le Département, celles du vivre-ensemble, du dépassement de soi et de l’excellence. » Le choix de l’instrument, offert par la Région Île-de-France, est revenu aux élèves selon leurs affinités, dans le respect du nécessaire équilibre de l’orchestre et de la famille d’instruments attribuée à chaque lieu d’enseignement. À Villeneuve-la-Garenne les bois et les flûtes, à Antony les alti, à Bagneux les trombones, trompettes et tubas, à Gennevilliers, la majeure partie des cordes frottées...
C’est ainsi que Jasmine, 9 ans, sans rien connaître de la musique, s’est retrouvée un beau jour à badigeonner un archer de colophane, pour lui donner du grip. « Le violon était trop aigu, et la contrebasse trop grave », se souvient la fillette, qui s’est logiquement reportée sur le violoncelle. À l’issue d’une première année d’apprentissage au centre socio-culturel des Grésillons, elle s’est donc retrouvée entraînée avec ses camarades dans la Danse des chevaliers, en pleine guerre entre Montaigu et Capulet. « Dans ce morceau, les violons ont la mélodie principale, explique Veronica Votti, professeur de violoncelle. Les cuivres apportent le côté dramatique, tandis que les violoncelles et contrebasses restent en appui, font comme des coups d’épées... » La partition, bien qu’adaptée à leur niveau et à leur instrument d’enfant, conserve des points de résistance. « Au violoncelle, au moment de l’entrée de Juliette, des croches noires vont mettre à rudes épreuves leurs archets, plus courts », prévient Votti Veronica. S’ils sont toujours considérés comme débutants, les instrumentistes impressionnent vite par leur maîtrise : savoir placer ses doigts, lire les notes, alterner cordes frottées et pincées, s’arranger des variations de la métrique, tantôt binaire, tantôt ternaire... Les bases ne semblent plus avoir de secret pour la plupart.
Musiques du monde
« Les fausses notes se fondent de toute façon dans la masse, dit Guillermina Isturiz. C’est la chance et même le privilège de Démos, jouer ainsi en orchestre, ce qui serait rarissime pour un nouvel inscrit au conservatoire. » Mêlant son talent de violoniste à celui de ses protégés, il n’y a pas que sur sa partition qu’Ida Barat garde un œil concentré. « Je veille à ce que tout se passe bien pendant et en dehors des cours, souligne la référente sociale du dispositif pour Gennevilliers. J’accompagne les professeurs sur le volet social du dispositif, fais le lien avec les familles et suis de près les enfants dans leurs problématiques de tous les jours. » Stress, climat scolaire, bien-être à la maison... Sa présence bienveillante s’ajoute aux apports cognitifs et psychologiques de la musique, faisant de Démos bien plus qu’un programme de pure technique musicale. L’exigence reste tout de même de mise, le niveau s’en trouvant relevé d’année en année. En chant, ont ainsi été introduites des altérations, avec la gamme des sol, après celle des do l’an passé. « La polyphonie de Kalinifta, mélange de dialectes sicilien, grec et italien, rehausse aussi la difficulté, dit Guillermina Isturiz. Elle leur offre surtout une ouverture sur les musiques du monde, un pilier du projet. » Après tant d’efforts, il serait dommage de s’arrêter en si bon chemin...
Un « projet de famille »
C’est pourquoi les élèves intéressés par une poursuite de cursus, au-delà des trois ans du programme, sont désormais accompagnés grâce à un système de parrainage. « L’arrivée au conservatoire peut être un moment de décrochage, et doit donc être graduelle, explique Guillermina Isturiz. Leur parrain ou marraine leur font visiter les lieux, pour les acclimater, et leur accordent des cours individuels, même s’ils n’ont pas vocation à s’orienter vers la voie professionnelle. » Pour ceux qui y songeraient, comme Arige qui répète déjà avec sa mère violoniste, des passerelles existent aussi avant la classe préparatoire aux grandes écoles de musique. « Le Département collabore à une réflexion autour de classes à horaires aménagés, de sorte que ces élèves puissent concilier musique et réussite scolaire, explique Audrey Lara Toural, de la direction de la Culture au Département. Cela permettrait, en plus, de maintenir la gratuité de leur cursus. » Depuis bientôt quinze ans, les orchestres Démos maillent ainsi sept villes des Hauts-de-Seine. « Démos n’existerait pas sans une multitude de partenaires, dont ceux de l’enseignement artistique, de l’éducation populaire et du travail social, souligne Anne-Céline Nunes, coordinatrice territoriale pour la Philharmonie de Paris. Mais Démos, c’est aussi un projet de famille, voilà pourquoi nous tenons désormais à associer les parents. » Dès l’an prochain, les volontaires pourront prêter main-forte à leurs enfants, en les accompagnant sur scène, au chant pour commencer.
Nicolas Gomont pour HDS, la magazine du Département septembre-octobre 2024