Musée du Grand Siècle : entretien croisé entre Patrick Devedjian et Pierre Rosenberg

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À l’occasion du lancement de la mission de préfiguration, rencontre entre deux passionnés de l’art français du XVIIe CD92/O.Ravoire
Le Département va créer à Saint-Cloud, au sein de la Caserne Sully, le musée du Grand Siècle grâce au don de la collection de l’académicien Pierre Rosenberg, ancien président-directeur du musée du Louvre. À l’occasion du lancement de la mission de préfiguration, rencontre entre deux passionnés de l’art français du XVIIe

Vous partagez le même goût  pour le « Grand Siècle » : vous souvenez-vous précisément l’origine de cet intérêt ?  

 

Pierre Rosenberg : Le hasard a fait qu’étudiant à l’École du Louvre, j’eus à rédiger le catalogue des tableaux français et italiens du XVIIe siècle du musée de Rouen. Or à ce moment là - en 1960… - la ville de Rouen avait souhaité partager avec Paris une grande exposition Poussin mais Paris n’avait pas tenu sa promesse… Il a donc fallu préparer à la hâte une exposition à Rouen et comme j’étais sur place, c’est vers moi que l’on s’est tourné pour l’organiser. Et c’est comme ça qu’en 1961, j’ai organisé une exposition qui s’appelait Poussin et son temps dont le catalogue avait été préfacé à la fois par Jacques Thuillier, futur professeur au Collège de France et grand dix-septiémiste et par Sir Anthony Blunt, selon moi le plus grand « poussiniste » que l’on ait connu. Voilà en quelques mots comment je suis tombé dans la « marmite du XVII» et tout particulièrement de Poussin, pour moi le plus grand peintre français tous siècle confondu.

 

Patrick Devedjian : Pour ma part, j’ai toujours pensé que le XVIIe avait marqué l’introduction de l’influence italienne sur la peinture française et que ce moment lui avait permis d’exprimer son propre génie. Les Français ont passé la peinture romaine en particulier à travers le tamis d’une expression rationaliste, cartésienne : Poussin est un peintre intellectuel, cérébral même…

 

Pierre Rosenberg : Blunt l’appelait « le peintre philosophe »…

 

Patrick Devedjian : Exactement, c’est un peintre à message. Ses tableaux sont des supports de réflexion et je pense que cette particularité, encore une fois très française, est ce qui m’a d’abord attiré. Mais j’ai aussi toujours eu un grand intérêt pour un autre aspect du XVIIe incarné par le Cardinal de Retz, car je considère que la Fronde - la Fronde parlementaire - préfigure la Révolution française et que, malheureusement, elle a échoué. Si elle avait réussi, nous aurions sans doute connu un destin plus proche de l’Angleterre en évitant les excès et les violences de la Révolution.

 

Peut-être aussi que sans l’absolutisme le XVIIe n’aurait pas été le Grand Siècle…

 

Patrick Devedjian : Je ne le pense pas. Louis XIV est en grande partie à l’origine des maladies françaises en ce qui concerne l’organisation de l’État et l’exercice du pouvoir. Maintenant c’est vrai que la pléiade d’artistes qu’il a fédérée autour de lui a donné naissance à ce qui est véritablement un « génie français ».

 

Pierre Rosenberg : D’autant que cette pléiade d’artistes est en réalité plus un héritage du règne de Louis XIII que propre au règne de Louis XIV…

 

Patrick Devedjian : Elle trouve son triomphe avec lui.

 

Pierre Rosenberg : Rome demeure au XVIIe siècle le cœur de la vie intellectuelle et artistique avec ce phénomène nouveau : la France tente de prendre la place de l’Italie dans tous les domaines. Elle s’en approche d’ailleurs mais surtout avec Richelieu et Mazarin. C’est pour cela que le Grand Siècle est une notion qu’il faut entendre en un sens très large.

 

Vous préférez parler de période « classique » ?

 

Pierre Rosenberg : Je n’aime pas beaucoup les mots « classique » et « baroque ». On peut les entendre de mille façons et d’ailleurs leur sens  varie selon les langues. Je préfère encore parler de Grand Siècle que de « classicisme français » d’autant que beaucoup de ces peintres sont tout sauf classiques ! L’idée même de peinture française du XVIIn’est d’ailleurs pas une évidence ; Poussin comme Claude ont longtemps été considérés comme des peintres italiens. Elle s’est imposée petit à petit d’abord avec la découverte de l’œuvre des frères Le Nain au XIXe siècle puis celle de Georges de La Tour entre les deux guerres avec l’exposition de 1934 sur « les peintres de la réalité », etc. Aujourd’hui personne ne remet en cause l’idée d’un art français du XVIImais c’est en réalité une approche relativement récente consacrée, selon moi, par le triomphe de l’exposition La Tour de 1972.

 

Pensez-vous qu’il reste des traces du « Grand Siècle » dans la France d’aujourd’hui, aussi bien dans les arts que dans la vie politique par exemple ?

 

Patrick Devedjian : Tous les présidents de la République, quelle que soit leur couleur politique, sont les héritiers de Louis XIV ! Mais même s’il nous a laissé les travers de l’absolutisme, le XVIIe siècle marque aussi le début de la suprématie de la culture française. Le moment où la France devient le centre artistique du monde.

 

Pierre Rosenberg : Et cette suprématie a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. À partir du XVIIIe, la peinture devient française, on ne se tourne plus vers l’Italie. Et si l’on fait la liste des grands peintres du XIXe, tous sont Français à part quelques exceptions comme Van Gogh, qui doit quand même beaucoup à Paris, ou, bien sûr, Turner et Friedrich…

 

C’est une époque qui peut encore inspirer les artistes ?

 

Pierre Rosenberg : Il est certain que toute une peinture française de l’après-guerre a voulu se rattacher à cette grande tradition et n’a pas tenu le choc, si j’ose dire, face à la peinture américaine. Mais le dernier mot n’est pas dit et je suis sûr que l’on va bientôt rebattre les cartes de cette période avec sans doute des surprises… C’est d’ailleurs tout le plaisir des collectionneurs que de deviner avant tout le monde qui sera réévalué. C’est une spéculation intellectuelle plus que financière, le plaisir de se voir justifier dans ses choix…

 

À  ce propos, comment avez-vous commencé à constituer votre collection ?

 

Pierre Rosenberg : Je crois que l’on naît collectionneur… J’ai commencé par les plumes d’oiseau, les billes… avant d’en venir - dans cet ordre - aux dessins et aux tableaux. À l’époque les prix surtout ceux des dessins étaient absolument dérisoires d’autant plus que le XVIIe était encore méconnu ou commençait à peine d’être redécouvert. Une collection est quelque chose de très personnel, c’est pour cela que vouloir la préserver telle qu’elle est par une donation me paraît aller de soi. Ma collection ne sera d’ailleurs qu’une petite partie d’un projet beaucoup plus ambitieux qui est le Musée du Grand Siècle. J’espère qu’elle sera l’appeau, si je puis dire, qui attirera les dons d’autres collectionneurs. Tout le challenge de la mission de préfiguration est maintenant de donner à ce musée sa « couleur » par rapport au Louvre ou à Versailles.  Il existe un musée du Moyen-Âge, un musée de la Renaissance, le musée d’Orsay pour le XIXe mais il n’existe pas de musée dédié au XVIIe

 

Ce nouveau musée s’inscrit dans le projet de Vallée de la Culture du Département ; l’investissement public dans la culture est peut être aussi un legs du Grand Siècle ?

 

Patrick Devedjian : Quand vous réussissez à créer un climat culturel, il en naît un rayonnement dont les bénéfices se font voir dans tous les domaines pour votre pays. Les artistes, à partir du XVIIe siècle, ont incontestablement contribué à l’influence internationale de la France. L’économie peut et doit donner à la culture les moyens de s’exprimer, et la culture peut donner à l’économie une dimension humaine que sa rigoureuse mécanique tend à négliger… La culture n’est pas quelque chose de superficiel : ça n’a rien à voir avec le luxe. C’est au contraire la forme la plus haute de l’éducation, une éducation donnée à tout le monde. On ne peut rien faire de mieux pour le consensus national, l’intégration, la cohésion sociale que de développer l’action culturelle…